«Églises et replis identitaires» : présentation des actes du colloque
Vouloir faire une synthèse de notre Forum tiendrait de la gageure, voir de la présomption. Car on ne synthétise pas une telle rencontre, qui s’est avérée d’une telle richesse ; on ne la conclut même pas. Je me contenterai donc d’exprimer quelques réflexions, plus ou moins subjectives, qui me sont venues au fil des interventions, ainsi que quelques pistes de résolution et d’action à emporter : quelques munitions pour la route.
Je procèderai en trois temps : tout d’abord, j’interrogerai le titre du Forum, et l’orientation qu’il signifie pour notre rencontre; dans un second temps, je reprendrai divers éléments d’une grille d’analyse, à travers cinq paradigmes ; et enfin, dans un troisième temps, je proposerai quelques axes d’engagement, à travers sept défis à relever.
Le titre du Forum
Notre rencontre était un « Forum ». Ce terme se voulait sans doute moins académique que celui de « Colloque » : nous étions en effet à l’interface de la sphère universitaire et de la sphère ecclésiale. Dans la Rome antique, le forum était une place publique où s’opéraient des échanges : des échanges d’abord langagiers, puis commerciaux, politiques, intellectuels et religieux. Notre rencontre était bien, à ce titre, un forum, en raison de son caractère interdisciplinaire et interactif : il ne s’agissait pas d’une succession d’enseignements magistraux, mais d’une circulation de la parole à l’occasion de communications, de débats, de travaux de groupe, de post-it, et de conversations informelles et conviviales. Plus encore, notre rencontre était un forum parce qu’elle était un événement performatif : consacrée à une réflexion sur la sortie de l’entre-soi, elle a cherché à effectuer, par son geste même, cette sortie, et donc à mettre en œuvre ce dont on parlait. La diversité du public que nous constituions a été soulignée dès l’ouverture du Forum par Marc Frédéric Muller ; nous étions représentatifs de ce protestantisme multicolore dont parlait François Clavairoly dans la même ouverture. Ne soyons cependant pas dupes : notre diversité était loin d’être infinie, et nous sommes un peu, et peut-être même un peu beaucoup, restés dans l’entre-soi, dans ce microcosme protestant qui, même lorsqu’il est rassemblé dans toute sa diversité comme ici, ne représente lui-même qu’une mini-minorité de la population de notre pays. L’important est d’en être conscient.
Pour aller plus loin : |
J’interrogerai maintenant le titre du Forum lui-même : « Les Églises aux prises avec les replis identitaires et culturels ». Pourquoi avoir privilégié cette version négative de la réalité ? On aurait pu intituler le Forum : « Les Églises entre ouverture et repli ». Ce titre aurait d’ailleurs été plus conforme au contenu de la rencontre, car une telle ambivalence a été au cœur de nos débats. Quant au sous-titre choisi : « Pourquoi sortir de l’entre-soi ? », il s’agit d’une question rhétorique. Pourquoi avoir posé la question : « Pourquoi ? » et non pas : « Comment ? » Ou pourquoi pas : « Pourquoi et comment ? »
L’entre-soi est en effet une expression connotée, foncièrement dépréciative. Il renvoie à une situation dont il faut sortir, à une posture dont il faut se déprendre, surtout si l’on est chrétien. Jean-Paul Willaime a même dit que l’entre-soi était mortifère. La réponse à la question : « Pourquoi ? » est donc évidente : parce que c’est tout l’Évangile qui nous invite à sortir de l’entre-soi. Et pourtant, la question reste posée du fait de la réalité de nos Églises, qui ressemblent souvent, comme le dit Fritz Lienhard (1), à des clubs d’affinités électives : pour être admis au club des luthéro-réformés, il faut faire preuve d’amour pour les psaumes du XVIe siècle, d’aptitude à assimiler un discours hautement intellectuel, et même d’une capacité physique à rester assis sur un banc inconfortable pendant une bonne demi-heure sans s’agiter (2)… ; quant aux Églises Mosaïc, elles exigent la maîtrise de certaines langues et de certains langages (y compris de langages non-verbaux), de certains codes et d’un certain rapport à la temporalité, l’adhésion à certaines valeurs, à un habitus et à un ethos, et une capacité à la mobilisation corporelle. Comme l’a bien montré Yannick Fer, le repli sur soi se manifeste aux deux bouts de l’échelle sociale.
L’entre-soi est donc une tentation pour toutes nos Églises. C’est même la tentation par excellence, puisque Claude Lévi-Strauss, dans les dernières lignes de sa fameuse thèse, Les structures élémentaires de la parenté (3), fait de la sortie de l’entre-soi, par le langage, par l’interdit de l’inceste et par l’exogamie que celui-ci impose, par les échanges de toutes sortes, la condition même de l’humanisation, de l’entrée en humanité : une sortie comme condition d’entrée ! Rappelons que pour Lévi-Strauss, il y a trois types fondamentaux d’échanges : l’échange des paroles, l’échange des objets, et l’échange des femmes. Or, Florence Taubmann nous a invités à faire en sorte que nos enfants se marient entre eux, pour établir des ponts entre nos Églises… ! Plus sérieusement, Marie Kim a témoigné des passerelles construites entre la Corée et la France, et entre Paris et Nantes. Il y a mille et une manières de sortir de l’entre-soi.
L'affiche du forum © Perspectives Missionnaires
Une grille d’analyse
Je me propose donc à présent de dégager cinq paradigmes analytiques qui ont constitué une grille de lecture de la réalité de nos Églises au cours de ce Forum.
Le premier paradigme est une clarification conceptuelle. Il s’agit de distinguer d’emblée « pluralité » et « pluralisme », « multiculturalité » et « multiculturalisme » : le fait et l’interprétation positive du fait. Jean-Paul Willaime nous y a, à juste titre, invités. Constater le fait permet en effet d’ouvrir à l’ambivalence du phénomène, qui est toujours à la fois un risque et une opportunité, au lieu d’y appliquer un jugement normatif ou idéologique. Mais franchissons un pas de plus.
Comment désigner ces Églises plurielles ? La tension entre les deux pôles d’autochtonie et d’allochtonie est-elle pertinente ? Bernard Coyault a soulevé le problème des connotations du vocable d’« autochtone », et des caricatures mutuelles qui s’en nourrissaient. Le « sang chaud » et l’« intensité du croire » avancés par Régis Debray s’avèrent être des présupposés doublement délétères : d’une part, parce qu’ils prêtent le flanc à une posture essentialiste et, d’autre part, parce que s’il y a intensité, c’est peut-être celle de l’expressivité, mais comment juger du niveau de la croyance ? Dans son second film, Jean-Luc Mouton a pointé les difficultés posées par la réception de ces images par les communautés concernées, lorsqu’on les désigne comme des Églises « issues de l’immigration » ; Pamela Millet y a dénoncé la stigmatisation qui est afférente à ces expressions. Il serait donc hautement préférable de prendre acte de la porosité des limites entre le soi et l’autre, et sortir de la dualité en affirmant que nous sommes tous dans la « Mosaïc » : personne n’est en dehors, chacun est une pièce du puzzle, sans quoi il n’y a plus, à proprement parler, de mosaïque.
Le second paradigme consiste à décrypter les effets de la globalisation, en y discernant une insigne ambivalence. On relève en effet deux effets inverses : d’une part, la circulation plus ou moins libre des personnes, les échanges d’idées, le foisonnement des ressources symboliques et spirituelles, la pluralisation des formes d’expression de la foi, produisent une ouverture à l’autre et un apprentissage de la tolérance ; d’autre part, cependant, les mêmes facteurs, et leurs premières conséquences, produisent des crispations identitaires, des replis confessionnels, des idéologies populistes. François Clavairoly a même parlé, non sans s’excuser de la formule, de populismes confessionnels et de souverainismes ecclésiaux. Ces deux effets inversés peuvent être simultanés ou successifs, chacun des deux nourrissant l’autre, dans une dialectique entre deux pôles en tension. Une expression est revenue à plusieurs reprises au cours du Forum : « L’universel, c’est le local sans les murs » ; il s’agit d’une version optimiste de ce qui nous arrive, qui peut évoquer à la fois la fameuse formule de Jacques Ellul : « Penser globalement, agir localement », et le concept plus récent de « glocal », pour articuler l’ouverture large au monde et l’enracinement en un terreau vivifiant.
Le troisième paradigme relève de l’analyse critique de la situation présente dans nos Églises. Il s’agit de prendre conscience du sort réservé aux chrétiens issus de l’immigration. Yannick Fer a parlé d’une intégration inégale, qui combine à la fois inclusion sociale et maintien des inégalités. Les immigrés sont des invités bienvenus, mais ne seront, et ne se sentiront, jamais chez eux. Les stéréotypes nourrissent des discours sur les autres qui contribuent à reproduire des rapports sociaux de domination. Georges Michel a annoncé que la nouvelle formule du Projet Mosaïc fera la promotion d’une conception de rapports entre Églises à parité, plutôt que celle de l’intégration, qui sous-tend la vision française d’une subordination d’Églises-filles envers des Églises-mères. Cette perspective ne peut que rappeler la vision de la Cevaa, ré-énoncée par Martin Burkhard.
Le quatrième paradigme est d’ordre biblico-théologique. Cette dimension a sans doute été trop discrète au cours du Forum, générant une frustration qu’expriment plusieurs post-it et rapports de groupes. Le motif scripturaire qui vient le plus immédiatement à l’esprit est celui de la tension entre Babel et la Pentecôte (4) : Babel évoque la pluralité de langues et de cultures comme vecteurs d’incompréhension, tandis que la Pentecôte signifie le dépassement des clivages sociaux, culturels et linguistiques, par l’Esprit d’amour. Nous sommes donc invités à toujours parcourir à nouveau le chemin qui va de Babel à la Pentecôte.
Joseph Kabongo nous a rappelé que la multiculturalité était déjà la situation des premières Églises. On pourrait citer l’incident d’Antioche, relaté par Paul en Galates 2, en tension avec la fameuse formule du même Paul en Galates 3, 28 : « Il n’y a plus ni Juif, ni Grec » ; Gabriel Amisi nous a dit que cette dernière expression était le mot d’ordre du travail auprès des demandeurs d’asile à Genève. Un dernier passage biblique peut être mentionné : Philippiens 3, 5-9, pour étudier le sens évangélique de l’identité : Paul se dit « de la tribu de Benjamin, Hébreu né d’Hébreux, quant à la loi pharisien… » (on pourrait actualiser en : « parisien »…), mais tout cela ne représente pour lui que « de la boue » depuis qu’il sait qu’il est « en Christ », et que c’est en lui que se situe sa véritable identité. Notre identité nous précède donc puisque Jésus-Christ nous précède. Jean-Marie Tjibaou, qui, outre le fait d’être un leader indépendantiste et un promoteur de la culture kanak, était un ancien prêtre, disait : « Notre identité est devant nous ».
Enfin, le cinquième paradigme est la prise de conscience, très nette tout au long de notre Forum, de la nécessité de formations à l’interculturalité. Joseph Kabongo a mentionné une nécessaire formation théologique, les travaux de groupes une formation à l’accueil, Elisabeth Parmentier une formation à la médiation interculturelle (où nous apprendrons les uns avec les autres, dans un échange de dons), et Jean-François Zorn une formation au dialogue.
Ce point décisif m’offre une transition toute trouvée avec les axes d’engagement.
Deux intervenants lors du forum : Jean-François Zorn (à gauche) et Yannick Fer (à droite)
Des axes d’engagement
Je présenterai donc sept défis, et sept pistes qui peuvent constituer une feuille de route pour chacun de nous. Il a été à plusieurs reprises question d’« horizon », notamment avec Elisabeth Parmentier. Une feuille de route est une boussole qui indique un horizon. Or, on sait bien que lorsque nous marchons ou roulons dans la campagne, l’horizon ne fait que reculer au fur et à mesure de notre avancée : nous n’atteindrons jamais l’horizon, du moins sur cette terre. Cependant, quand nous faisons de la haute montagne, l’horizon se rapproche, puis éclate à nouveau une fois parvenus au sommet. Il n’est pas sans intérêt de souligner l’analogie : l’horizon est plus proche lorsque l’on s’élève, sans pour autant être jamais à portée de main.
Le premier axe pourrait se formuler ainsi : redécouvrir la vertu de l’écoute. Michel Durussel, lors du moment de recueillement, a mentionné dans la confession de foi sa confiance en « une Église qui écoute avant de parler ». Lorsqu’en 1902, le missionnaire Maurice Leenhardt est arrivé en Nouvelle Calédonie, son père lui a écrit en l’exhortant à écouter : « Bien sûr, le missionnaire est envoyé pour proclamer l’Évangile, de même que le pasteur est l’homme ou la femme de la parole ; mais écoute d’abord ! » Et lorsqu’il revient en France, en 1926, après un quart de siècle d’apostolat, au cours des journées missionnaires dans les paroisses, destinées à récolter des fonds pour soutenir la mission, on lui demande : « Alors, monsieur le pasteur, combien de conversions avez-vous obtenues ? » La plupart des missionnaires de retour ou en congé racontaient des histoires édifiantes de conversions par milliers, ce qui impressionnait les membres des paroisses et suscitait leur générosité. Maurice Leenhardt, pour sa part, réfléchissait un moment avant de répondre : « Combien de conversions en vingt-cinq ans de mission ? Peut-être une seule : la mienne ! » Ce discours était financièrement moins rentable, mais plus honnête : pour Maurice Leenhardt, le missionnaire était tenu d’écouter d’abord, et de se convertir lui-même… (5) Il était ainsi un précurseur de ce principe de la « mission de partout vers partout », dont Martin Burkhard nous a dit qu’il définissait la Cevaa.
Le second axe consiste à se garder de toute stigmatisation, y compris inconsciente. Car elle peut prendre l’aspect très subtil de la « violence symbolique » analysée par Pierre Bourdieu (6). Le premier film de Jean-Luc Mouton a bien montré les difficultés à tourner des images dans certaines Églises par crainte de la stigmatisation. Il s’agit donc de travailler sur les stéréotypes et les préjugés que nous véhiculons, tout en assumant son ethnocentrisme : celui-ci est en effet paradoxalement universel (il est universel de porter sur le monde un regard non-universel, c’est-à-dire une perspective située, orientée). La meilleure façon de déconstruire nos propres ethnotypes est encore de les verbaliser.
Un troisième axe d’engagement revient à aller à la rencontre de l’autre pour devenir pleinement soi-même. Tel a été le propos de Frédéric de Coninck, par référence à Paul Ricœur : dans Soi-même comme un autre (7), Ricœur montre combien notre identité est plurielle, et que l’on peut découvrir l’altérité en soi et se retrouver en l’autre. Nous partons ainsi à la rencontre de notre « monde commun ». Ainsi, par exemple, il est vain de se contenter d’internet comme expérience de l’altérité : c’est le contact direct, l’hospitalité mutuelle, qui conduisent à discerner et à tracer un « monde commun ».
Claude Lévi-Strauss a recours à une métaphore suggestive pour décrire la diversité culturelle (8) : l’ensemble des cultures du monde sont comme un jeu de cartes. Il y a cinquante-quatre cartes : c’est notre monde commun. Mais à partir de là, nous pouvons jouer des parties en très grand nombre, et cependant en nombre non infini. Un certain nombre d’invariants universels nous relient donc en une commune humanité.
Une quatrième piste consiste à prendre acte des conflits générés par les relations interculturelles. Jean-Claude Girondin a clairement mis ce point en exergue. Mais on peut franchir un pas de plus, décrypter aussi la fécondité du conflit. Le récit d’Actes 6, 1-6 montre bien que le conflit, y compris le conflit interculturel ou éthique, peut servir de signal d’alarme pour indiquer un dysfonctionnement, qui de ce fait peut être surmonté pour une croissance personnelle et communautaire. Anne Zell en a donné un exemple actuel, qui prouve que l’on peut vivre ensemble dans le dissensus.
Un cinquième axe d’engagement revient tout simplement (mais est-ce si simple ?) à entrer en dialogue. Le mot « dialogue » ne signifie nullement, contrairement à ce que l’on croit souvent, « conversation à deux », car le grec « dia- » ne veut pas dire « deux » mais « à travers ». Le dialogue signifie donc « parole – à travers », c’est-à-dire « circulation de la parole ». Il suppose alternance d’écoute et de parole, et non enseignement péremptoire ou magistral : il s’agit au contraire d’une posture d’humilité qui exclut tout surplomb comme toute condescendance, et qui va jusqu’à se mettre à l’école de l’autre. Jean-Claude Girondin a cité la fameuse formule d’Édouard Glissant : « Quand on échange, on change » ; l’expression a été reprise par d’autres, y compris sur les post-it et les rapports de groupe de partage. Jean Ravalitera a insisté sur le statut et le rôle de la langue dans la culture comme dans le culte. Cela peut évoquer le mouvement « La paix par les langues », qui prônait le multilinguisme comme garant de compréhension entre les peuples, et donc de relations pacifiques : apprendre la langue de l’autre, ainsi que son langage, c’est entrer dans son univers. Le dialogue n’a donc rien à faire avec la simple présence, qui peut n’être qu’une coexistence, voir une juxtaposition dans l’indifférence : le dialogue suppose la présence à l’autre, c’est-à-dire la sollicitude au sens de Paul Ricœur (9).
Un sixième axe d’engagement consiste à revisiter les sources de la communauté. Il a plus d’une fois été question de communauté, dans le sens d’« Église » ou dans celui d’« entité ethnique », au cours de ce Forum. Or, l’étymologie du mot « communauté », mise au jour par Roberto Esposito (10), s’avère fort instructive. Le vocable français vient du latin « cum – munus », qui signifie : « avec – une dette ». La communauté est donc l’assemblée de ceux qui se savent endettés : mutuellement endettés pour ce qui concerne l’endettement interne, et endettés vis-à-vis de la société globale pour ce qui concerne l’endettement externe. La communauté est donc, étymologiquement, le meilleur garde-fou contre l’entre-soi, et finalement contre le communautarisme. Or, si nous nous intéressons à la communauté chrétienne, nous savons que notre dette fondamentale nous a été remise en Jésus-Christ, afin que nous nous remettions mutuellement nos dettes secondaires ; quant à la dette envers la société, elle est rappelée lorsque nous disons que les chrétiens sont dans le monde sans être du monde (11), de ce monde peu aimable mais que Dieu a tant aimé (12). L’entre-soi est ici non seulement conjuré, mais transcendé par la mission des chrétiens envoyés dans le monde : hors les murs.
Enfin, le septième et dernier défi résonne comme un clin d’œil, passablement catastrophiste, mais à prendre au troisième degré. On connaît la formule d’André Malraux : « Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas ». Il semblerait qu’il s’agisse d’une phrase apocryphe, mais peu importe. Jacques Ellul, avec sa verve corrosive et sa réputation de Cassandre, de prophète de malheur, s’était autorisé à subvertir la formule pour en faire ceci : « Le XXIe siècle sera religieux, et de, ce fait, il ne sera pas… » (13) À ses yeux, la religion porte en effet en elle un potentiel de violence et de destruction, car elle prétend détenir la vérité absolue. Et comme il y a plusieurs religions, et plusieurs confessions, et plusieurs manières de comprendre la vérité au sein d’une même confession, les conflits de l’avenir risquent d’être particulièrement dévastateurs. Ne faisons cependant pas trop vite d’Ellul une Cassandre : lui-même s’identifiait davantage à Jonas, qui, comme on le sait, prophétisait pour que ce qu’il annonçait n’arrivât pas.
Le défi qui est devant nous est donc de faire en sorte que cette prophétie ne se réalise pas, et ainsi de faire mentir Jacques Ellul, comme les Ninivites ont fait mentir Jonas. Il s’agit de faire de la pluralité religieuse une opportunité de rencontre, une ressource pour la reconnaissance mutuelle et pour l’harmonie sociale : un véritable « kaïros ». Et je terminerai à dessein mon propos par une parole catholique (au sens d’universel), celle de Michel Mallèvre : « Partageons l’émerveillement d’une relation vivante au Christ ».
Frédéric Rognon,
professeur de philosophie à la Faculté de théologie protestante de l'Université de Strasbourg
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1) Fritz Lienhard, La différenciation culturelle en Europe. Un défi pour les Églises, Lyon, Olivétan, 2017.
2) Ibid., p. 5-6.
3) Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté (1947), Paris / La Haye, Mouton et C°, 1966², p. 570.
4) « Vivre la diversité. L’Église dans une société multiculturelle », Cahiers de l’École Pastorale, hors-série n°13, 2011, p. 39, 41, 63-64.
5) Frédéric Rognon, Maurice Leenhardt : pour un « Destin commun » en Nouvelle Calédonie, Lyon, Olivétan, 2018.
6) Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982 ; Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1984 ; Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001.
7) Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.
8) Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, Gallimard, 1987 (1952) (Folio essais).
9) Paul Ricœur, op. cit., p. 254-264
10) Roberto Esposito, Communitas. Origine et destin de la communauté, précédé de : Conloquium Jean-Luc Nancy, Traduit de l’italien par Nadine Le Lirzin, Paris, PUF (Les essais du Collège international de philosophie), 2000.
11) Jean 17, 14-18.
12) Jean 3, 16.
13) Jacques Ellul, La foi au prix du doute. « Encore quarante jours… » (1980), Paris, La Table Ronde (La petite Vermillon n°404), 2015³, p. 181.
"Perspectives Missionnaires", revue de missiologie de référenceIl ne suffit pas de vouloir témoigner ; encore faut-il savoir comment s'y prendre. C'est l'un des grands défis de la Mission aujourd'hui, dans un monde changeant, travaillé par une mondialisation qui érige souvent plus de murs qu'elle n'abat de frontières. Voilà pourquoi la Mission a besoin de lieux de débats et d'espaces de réflexion. C'est le rôle que joue depuis plus de trente-cinq ans Perspectives missionnaires, unique revue protestante de missiologie de langue française. Née en 1981 dans la mouvance évangélique, à une époque de remise en question des modèles missionnaires, elle s'est élargie aux différents acteurs francophones de la mission dans le monde protestant et avec une ouverture oecuménique. Elle est actuellement gérée par une association indépendante et s'appuie sur plusieurs organismes de mission de Suisse et de France (DM-échange et mission, et le Défap, avec lesquels elle entretient des partenariats étroits), et depuis fin 2017 la Cevaa. |