Conflits et religions : comment faire dialoguer deux visions du monde
Intervention de Jean-Nicolas Bitter à l'AG de Douala, octobre 2018 © Cevaa
Jean-Nicolas Bitter le reconnaît lui-même : «Il ne m'arrive pas très souvent d'intervenir dans des milieux d'Églises. Mon milieu est plutôt celui des acteurs gouvernementaux». Au-delà de ses fonctions officielles en Suisse (il est expert «Religions, politique, conflits» au département fédéral des affaires étrangères, à Berne), c'est un spécialiste internationalement reconnu en termes de résolution de conflits à composante religieuse ; il a fait des études de théologie à Lausanne, travaillé au sein du CICR (Comité International de la Croix-Rouge) dans des pays comme le Liban, le Pakistan, l'Afghanistan ; il est l'auteur d'une thèse «Négocier entre les religions», qui a été publiée par l'éditeur Droz sous le titre «Les dieux embusqués», alliant ainsi une expérience de terrain à une réflexion poussée sur cette problématique. Un parcours qui a incité Nicolas Monnier, directeur de DM-échange et mission, à le proposer comme intervenant lors de l'AG 2018 de la Cevaa, placée sous le thème : «Le chrétien et l'intolérance religieuse».
Et l'importance de la dimension religieuse dans les conflits violents à l'heure actuelle apparaît d'emblée avec la projection d'un graphique établi par l'université suédoise d'Uppsala : il montre une croissance nette au fil des ans, parmi les conflits dans le monde, des phénomènes d'incompatibilité religieuse.
Sortir de l'expression violente des conflits
Quand on parle de résolution des conflits, il ne s'agit pas de les évacuer, plutôt de sortir de la violence pour libérer la parole et rétablir un dialogue. Mais la difficulté d'intervenir dans de tels contextes, reconnaît Jean-Nicolas Bitter, «c'est que lorsqu'on parle de religion, chacun s'en fait sa propre idée. Et pour aborder le sujet, il y a des obstacles psycho-sociologiques à franchir : ainsi en Europe, on se situe souvent dans une sorte d'illettrisme religieux. Le religieux est souvent envisagé sous l'angle strictement individuel ; et au-dessus, on passe au niveau étatique, comme s'il n'y avait rien d'autre que l'État pour structurer une société composée de seuls individus.»
Le fait religieux n'est pas nécessairement à la base des conflits. Jean-Nicolas Bitter évoque ainsi trois types de modèles qui viennent à l'esprit quand on parle de conflit et de religion :
- le religieux comme source d'expériences spirituelles et de relations, qui peut justement aider à la résolution des conflits (ce qui a permis des rapprochements entre France et Allemagne après la Deuxième Guerre Mondiale) ;
- le religieux comme marqueur identitaire, et le phénomène d'instrumentalisation du religieux par le politique : situation observée lors de guerres civiles dans l'ex-Yougoslavie ou en RCA. Dans de tels cas, ce n'est pas la substance du religieux qui pose problème ;
- le religieux comme vision du monde, comme une narration du monde, qui englobe tout l'univers pour lui donner son sens ; le religieux comme matrice de construction sociale de la réalité. Remettre en question des croyances, qui cimentent une communauté, peut dès lors être perçu comme un acte extrêmement violent. C'est sur de telles situations, dans lesquelles des visions du monde apparemment antinomiques s'affrontent, que Jean-Nicolas Bitter a eu le plus l'occasion d'intervenir et de réfléchir. Dans de tels cas, le religieux conditionne des aspects très concrets de la vie : la conception de la justice (comme au Mali, où les tribunaux islamiques relèvent d'une conception complètement différente des organes judiciaires issus de la colonisation française), de l'éducation...
Travaux de groupes à l'AG de Douala © Cevaa |
Mais l'expérience et les travaux théoriques de Jean-Nicolas Bitter montrent justement qu'il est possible d'établir des «zones sécurisées» de dialogue entre des conceptions qui semblent a priori s'exclure mutuellement. Notamment en adoptant une définition de travail «culturelle et linguistique» de la religion - qui est à la fois pragmatique et religieusement neutre. La religion envisagée comme une langue - avec tout ce que cela suppose de possibles travaux d'interprète pour exprimer tout ce qui est fondamental pour les uns et pour les autres, tout ce qui a trait à la vie ou à la mort, à l'organisation de la société, à la sécurité d'une communauté, à ce qui sépare l'ordre du chaos... Une approche développée par George Lindbeck dans «La nature des doctrines» («The nature of doctrine», écrit en 1984, traduction française publiée chez Van Dieren en 2002).
Un exposé dense que les délégués présents à l'AG de la Cevaa ont eu l'occasion de s'approprier lors de travaux de groupes, en répondant notamment à deux questions : est-ce que les concepts exprimés vous semblent utiles dans la vie de vos Églises ? Quel rôle les Églises peuvent-elles jouer ensemble pour prévenir des conflits violents ? «L'important, a souligné Jean-Nicolas Bitter en clôture des travaux, c'est que vous ayez pu prendre ce qui vous semblait utile pour vous ; et j'ai l'impression que vous avez commencé à développer vos propres réflexions».
Franck Lefebvre-Billiez