Centrafrique : « On écoutait, silencieux et sidérés »
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Rencontre entre l'historien Jacques Sémelin (à droite) et des intellectuels centrafricains © Pharos |
J’ai rejoint cette mission en ma qualité de chercheur sur les violences extrêmes, sans rien connaître de la Centrafrique ou à peu près. Ma venue s’est décidée au dernier moment et je n’ai pu me préparer à ce voyage. J’ai donc découvert la Centrafrique à travers les paroles des Centrafricains. La première rencontre à l’université de Bangui m’a tout de suite marqué. Nous étions une vingtaine autour d’une longue table, assis sur des chaises rustiques dans une salle aux murs délabrés. Qu’importe, l’essentiel allait être la richesse de leurs paroles et la nature de nos échanges. Il y avait là entre autres un historien, un sociologue, un anthropologue.
Ce qui m’a d’abord impressionné ? La qualité de leur langue : ils s’exprimaient dans un français remarquable. Je guettais ce qu’ils allaient dire de la violence. Mais ils voulaient d’abord nous donner leurs clés d’analyse. Intellectuels, ils parlaient en intellectuels.
Vous comprenez ? Les causes économiques et la corruption… Les coups d’État à répétition et la tutelle de la France. Aujourd’hui, la dérive de la jeunesse largement analphabète. Oui, nous comprenions. Plus nous les écoutions, plus nous prenions conscience de l’ampleur du désastre. Nous étions arrivés dans un pays à genoux, déglingué et défoncé comme ces rues de Bangui où l’on circule avec peine. La rencontre tirait déjà à sa fin. Tout à coup, les mots de la violence ont jailli de certaines bouches. Ici, des personnes lynchées dans la rue puis brûlées, là, des têtes coupées, des cadavres démembrés et saucissonnés ou encore des ventres éviscérés. Et qui sait si certaines parties de ces corps mutilés n’ont pas été mangées ? Là, ils ne comprennent plus : « On n’avait jamais vu ça, dit l’un d’entre eux. Les coups d’État étaient suivis de quelques jours de pillages ; et puis ça s’arrêtait. Mais pourquoi maintenant massacrer des femmes et des enfants ? » Chacun semble se poser cette question angoissante : « Que nous est-il donc arrivé ? » On les sent hantés par la mémoire de ces atrocités dont ils ont été parfois témoins. Des membres de leurs familles ont pu en être victimes. Nos hôtes sont accablés. Ils pourraient s’effondrer devant nous mais ils gardent leur dignité.
Des signes avant-coureurs
L'historien Jacques Sémelin lors de l'une des rencontres © Pharos |
Et nous ? On écoutait, silencieux et sidérés. Écouter, toujours écouter, poser quelques questions. Quand cette violence dite « extrême » est-elle apparue ? Certainement à partir de mars 2013 quand la Séléka est arrivée à Bangui. En réaction, les anti-balaka se sont mis aussi à massacrer. Mais le pays a connu des signes et des actes avant-coureurs : sous les présidences de Bozizé et même de Patassé. Il faudrait encore scruter les années de la colonisation française et même avant. Il y a un travail à faire sur la chronologie de la violence et des massacres dans ce pays.
Qui vise-t-elle ? Les musulmans mais pas seulement. Les chrétiens aussi mais pas seulement. « Vous savez, nous vivions en bonne entente, ou à peu près. » Tiens, j’ai déjà entendu ce discours en Bosnie, ou au Rwanda. « Dans nos familles, il y a des chrétiens et des musulmans ; et puis tout a basculé. » On a désigné le musulman comme un « bégua », un étranger, dénonçant la menace d’une « invasion de l’islam ». Ça rappelle aussi d’autres situations. Certains propos ont eu, semble-t-il, une connotation génocidaire, notamment sur la radio Ndeke Luka, comparée parfois à celle des Mille collines au Rwanda. Aujourd’hui, des dizaines de milliers de musulmans ont quitté le pays, et ceux qui sont encore à Bangui ont peur. Ils vivent dans une sorte de ghetto dit du « km 5 » où nous nous sommes rendus. Mais les chrétiens et la population en général ont aussi peur, parce que les armes sont partout et que ni les militaires français de Sangaris ni le détachement de l’ONU ne les désarment. Une quasi-certitude : la violence n’est pas d’origine religieuse. La religion n’est qu’un prétexte pour s’approprier les richesses des victimes ou les détruire. Quand nous sommes partis, la situation était à peu près calme. Pour combien de temps ?
Retrouvez ce témoignage sur les sites de Pharos et de La Croix